Une emprise silencieuse, une inertie bruyante
Chaque sommet sur le climat relance la même interrogation : pourquoi l’action climatique demeure-t-elle si décevante, si lente, si réversible ? Alors que les rapports du GIEC s’accumulent, que les jeunes descendent dans la rue et que les promesses politiques s’empilent, le bilan reste largement en dessous des objectifs affichés. Parmi les explications possibles, une réalité bien connue des experts mais trop peu exposée au grand public : l’influence tentaculaire des lobbys des énergies fossiles. Comment ces acteurs parviennent-ils à freiner la transition, voire à en redéfinir les termes ? Supercritic se pense sur ce sujet au combien important.
Une stratégie d’influence à la puissance inégalée
Les grandes compagnies pétrolières et gazières (ExxonMobil, Shell, Chevron, TotalEnergies…) investissent chaque année des milliards dans le lobbying. Aux États-Unis, ces dépenses frôlent ou dépassent le milliard de dollars annuellement. « Ces entreprises ne se contentent pas d’extraire du pétrole, elles extraient du pouvoir », résume avec amertume un ancien responsable de l’EPA (Agence de protection de l’environnement américaine).
Leur stratégie repose sur trois piliers :
- L’influence réglementaire : des armées de lobbyistes s’emploient à modifier, retarder ou vider de leur substance les textes climatiques.
- Le greenwashing narratif : ils financent des campagnes présentant une « transition énergétique » biaisée, dominée par les gaz fossiles, le captage de carbone ou la compensation.
- L’entrisme institutionnel : infiltration des think tanks, des universités, des partis politiques, jusqu’à placer d’anciens dirigeants dans les ministères.
Les lobbys fossiles assument leur résence au cœur des institutions climatiques
La COP28 à Dubaï en 2023 a mis en lumière un chiffre frappant : plus de 600 lobbyistes issus du secteur fossile accéditaient les négociations, un nombre supérieur à celui de nombreuses délégations d’ONG. En fait, ce chiffre, confirmé par l’ONG Global Witness, souligne la porosité entre intérêts industriels et instances de décision. « Ils étaient partout, y compris dans les discussions préparatoires sur les textes finaux », raconte une négociatrice africaine sous couvert d’anonymat.
Les États, dépendants des revenus du pétrole ou de la stabilité énergétique, tolèrent, voire facilitent, cette présence. Le résultat ? Des mesures finales souvent timides, préservant le statu quo plutôt que d’imposer des ruptures.
Les lobbys fossiles captent le débat pour changer le sens des mots
En quelques années, les mots ont changé. Ainsi, on parle moins de « sortie des fossiles », davantage de « neutralité carbone ». Derrière ce glissement sémantique, un basculement : on agit sur les symptômes (captage, compensation) mais rarement sur la cause (la combustion des fossiles). La technologie CCS (captage et stockage du carbone), souvent citée comme une solution miracle, reste marginale et sert surtout à justifier la poursuite de l’exploitation pétrolière.
Il faut souligner que ce récit est également diffusé dans les médias, les publicités, les forums économiques et les programmes éducatifs, entretenant une illusion de changement.
Une crise de la démocratie climatique
Derrière cette influence, une question plus large se pose : qui gouverne vraiment la transition climatique ? La concentration du pouvoir entre les mains d’acteurs industriels remet en cause le principe même de gouvernance internationale. À l’instar de ce qui a été fait avec l’industrie du tabac à l’OMS, plusieurs scientifiques appellent à interdire toute participation des entreprises fossiles aux négociations climatiques.
Certes certains pays comme le Canada ou la France ont amorcé des réflexions sur la transparence des financements politiques. Mais la contre-stratégie reste embryonnaire face à la machine de guerre fossile.
Reprendre le récit, changer de cap
Changer la donne suppose de réinventer le récit climatique. Effectivement, le mythe d’une transition douce, compatible avec l’exploitation continue des ressources fossiles, doit être déconstruit. En somme, il ne s’agit pas seulement d’innovation technologique mais de redistribution du pouvoir : passer d’une économie d’extraction à une culture de la préservation.
Cela implique :
- Des médias plus exigeants sur les conflits d’intérêts et les sources de financement.
- Une éducation écologique à tous les niveaux.
- Des institutions indépendantes capables d’évaluer les politiques publiques au prisme des intérêts fossiles.
Une défaite d’influence, pas de fatalité
Les lobbys fossiles ne sont pas invincibles. Leur pouvoir s’est construit sur notre fragmentation, notre dépendance, notre inertie. Finalement, il est encore temps de reprendre l’initiative : en changeant les règles du jeu, les acteurs, et surtout le récit. Car c’est à ce prix que pourra naître une véritable transition, juste, rapide et populaire.