Dans un monde en crise, l’art peut-il encore peser ?
L’art fait beaucoup parler. Il est parfois très décrié, voire mal compris. Chez SUPERCRITIC, nous avons eu envie de nous interroger sur le pouvoir de l’art. Effectivement, peut il changer le monde ? Pour commercer revenons en octobre 2018. Lors d’une vente aux enchères chez Sotheby’s, un tableau iconique de Banksy, Girl with Balloon, s’autodétruit sous les yeux sidérés du public. Provocation ? Coup de génie ? Derrière le happening, une idée s’impose : l’art, même dans les sphères les plus institutionnelles, garde une capacité de subversion.
En ces temps, où la planète semble tanguer sous les assauts du dérèglement climatique. Où l’on constate des inégalités sociales criantes et la montée des extrémismes. L’art peut-il vraiment changer le monde ? Ou se contente-t-il de le commenter, parfois en circuit fermé ? Alors, tentons un tour d’horizon entre espoirs, impasses et visions.
Il éclaire, dénonce, mobilise
En fait, depuis toujours, les artistes jouent les éclaireurs. Ils précèdent souvent les mouvements sociaux, en captent les prémices, les douleurs, les colères. L’art est un miroir tendu au réel, mais aussi une loupe : il révèle ce que l’on refuse parfois de voir. Par exemple, Ai Weiwei fait de sa pratique une forme de journalisme plastique. Prenons les cas, de sa dénonciation des camps de travail chinois ou de l’installation poignante Law of the Journey, bateau gonflable géant peuplé de silhouettes de réfugiés, il transforme l’horreur en vision, il défend le pourvoir de l’art.
Dans une veine différente, les portraits à taille humaine réalisés par JR, humanisent les oubliés, là où les chiffres déshumanisent. Ainsi, l’artiste fait surgir des visages anonymes sur les murs du monde entier : favelas brésiliennes, bidonvilles kenyans, camps de migrants. Mais, l’art peut aussi être collectif, partagé, engagé au quotidien. En outre, on peut considérer, le Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal, comme un exemple fondateur : né au Brésil, il utilise le théâtre comme outil d’émancipation dans les quartiers défavorisés, où les spectateurs deviennent eux-mêmes acteurs de la représentation – et de leur histoire. Par ailleurs, aujourd’hui, les artivistes climatiques prennent le relais. Performances spectaculaires, happenings dans les musées, détournements visuels : ils utilisent les codes de l’art pour interpeller, bousculer, parfois choquer. Dans un monde saturé d’informations, l’art devient un cri.
Mais que change-t-il, vraiment ?
Cependant, il faut reconnaitre que l’effet de l’art reste difficile à mesurer. Peut-il vraiment transformer la réalité, ou ne fait-il qu’émouvoir les convaincus ? Notamment, l’une des critiques récurrentes vise son entre-soi élitiste. Certaines œuvres contemporaines paraissent perdues dans des jeux de langage réservés aux initiés. De plus, l’engagement artistique est parfois récupéré par le marché, vidé de sa substance, remettant en cause le pouvoir de l’art. Une installation « engagée » peut aujourd’hui être sponsorisée par une marque de luxe ou validée par une institution, sans que cela ne remette en question ses pratiques.
Autre écueil : l’illusion de l’impact. L’œuvre bouleverse, le public applaudit… puis retourne à sa vie. En fait, l’émotion artistique ne débouche pas toujours sur l’action concrète. Le risque est celui d’une catharsis stérile, où l’on « consomme » l’engagement comme une expérience. Enfin, certains défendent l’idée que l’art n’a pas à changer le monde. Qu’il doit rester un espace libre, détaché de l’utilité. Selon eux, assigner une fonction à l’art – même noble – revient à l’appauvrir.
Imaginer autrement : l’art comme matrice de possibles
Et si la véritable puissance de l’art n’était pas dans l’action immédiate, mais dans sa capacité à ouvrir des imaginaires ? À proposer des mondes alternatifs, des récits différents, des visions neuves ? Ainsi dans une époque saturée de récits anxiogènes, l’art peut être une source de réparation. Il permet de réinvestir l’avenir. Des mouvements comme l’afrofuturisme proposent une relecture politique et poétique de la science-fiction à travers le prisme des identités noires. Ou bien encore, des artistes écoféministes redessinent les liens entre nature, corps, spiritualité et politique.
En quelques sortes, l’art agirait alors comme une force lente, mais radicale. Dans cette hypothèse, il transforme notre rapport au monde en touchant d’abord notre regard. Le simple pouvoir de l’art, invite à penser autrement, à ressentir autrement. Il décale, déplace, déconstruit. Et parfois, c’est dans ces interstices que surgit le possible. Par ailleurs, on voit aussi émerger des formes d’art hybrides, au croisement de la recherche scientifique, de l’activisme, de la technologie. Des artistes en résidence dans des laboratoires de climatologie, des architectes qui conçoivent des habitats durables comme des œuvres collectives, des chorégraphes qui travaillent avec des communautés locales sur le territoire : le monde se redessine aussi par le geste artistique.
Le pouvoir de l’art : Changer le monde, ou changer de monde ?
Non, l’art ne changera probablement pas le monde à lui seul. Mais aucune transformation du monde ne peut faire l’économie de l’art. Il est ce qui permet de penser au-delà du présent. De porter des colères sans les figer. De rêver des formes d’existence qui n’ont pas encore été inventées. En fait, créer, ce n’est pas fuir la réalité. C’est l’augmenter. C’est affirmer que ce qui semble immuable peut encore bouger. Et dans cette époque où tout vacille, c’est peut-être cela, le plus politique des actes. En d’autres termes, le pouvoir de l’art n’est probablement pas de changer directement le monde, mais il peut nous aider à le changer, c’est-à-dire à voir, ressentir et désirer autrement.